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3 mars 2002
Mathieu Perona

Les arts martiaux à l’ère industrielle

Peu après l’ouverture du Japon à l’extérieur, les survivances de l’âge féodal côtoient les signes les plus tangibles de la modernité. Quelques hommes vont faire basculer les arts martiaux dans cette modernité. Aux côtés de Me Kano, Morihei Ueshiba est un des artisants essentiels de ce passage. Son itinéraire, complexe, reflète bien les contradictions et les perspectives d’un Japon pris entre deux ères. Son oeuvre, l’Aïkido, est ainsi profondément marqué par la volonté de concilier l’héritage féodal, exigeant et profond mais souvent violent, avec les valeurs qui caractérisent la modernité.


III) Les arts martiaux à l’ère industrielle
Itinéraire d’un expert en combat à l’ère Meiji (Part. 1)

Sommaire

  1. Les trois rencontres du Japon
  2. L’aventure mandchoue
  3. Guerre et paix

Bibliographie

Nous avons laissé à la fin de la section précédente le Japon dans un état transitoire, marqué
par des mouvements contradictoire. Il faut maintenant entrer un peu plus dans l’intimité du
pays, et voir comment de l’intérieur vue vécue cette époque, dominée par l’affirmation de plus
en plus forte du nationalisme japonais.

1) Les trois rencontres du Japon de l’ère Meiji

L’ouverture du Japon à l’étranger est marquée par une triple rencontre. Le Japon de cette époque
rencontre en effet à la fois des idées venues de l’étranger et sa propre identité, qu’il s’agit
d’affirmer contre le risque de colonialisme culturel. C’est ainsi qu’à l’image du Japon de son
époque, O’Sensei rencontra tour à tour les idées nouvelles, le Japon médiéval et les nouveaux
syncrétismes. Je vais m’attacher à montrer comment ces rencontres ont catalysé la réflexion qui
conduira Morihei Ueshiba à la mise au point de l’Aïkido.

Mais d’abord, il faut en évoquer le substrat. En naissant à Tanabe en 1883, Morihei Ueshiba venait
au monde proximité immédiate d’un coeur spirituel du Japon. Les montagnes de Kumano, qui dominent
Tanabe, constituent en effet un lieu sacré majeur pour le shinto, le bouddhisme amidiste, le
bouddhisme tantrique et le taoïsme. Autant dire que Morihei (je reprends ici l’usage japonais, qui
est de désigner les personnages dont on retrace le parcours par leur prénom) grandit dans une
ambiance imprégnée de mysticisme et d’une présence tangible du sacré. Je souligne ce point, car il
resta toute sa vie fidèle à l’héritage de cette spiritualité, fondée sur une vision de l’univers
comme le jeu de forces élémentaires au service d’un équilibre général. Cette vision procède de la
triple influence des trois éléments religieux présents autour des monts Kumano, et est présente dans
les écrits de Morihei, bien plus que l’austérité du zen, qui n’a eu qu’une influence indirecte sur
la formation de la philosophie de l’Aïkido. Il me semble qu’on ignore trop souvent ce clivage
originel qui pourtant est au coeur du recul que prit Morihei par rapport aux arts martiaux de son
époque, et qui lui permit de dire que l’Aïkido était fondamentalement différent des arts martiaux
anciens.

La modernité : l’armée et Kumaguse Minakata

La première rencontre significative est sans doute celle de la modernité. Sans doute pour compenser
le fait d’avoir été un enfant assez chétif, Morihei avait prit le goût du défi, et soumis sont corps
à toutes sortes d’exercices qui faisaient de lui un jeune homme robuste et volontaire. On comprend
que quand il fut appelé sous les drapeaux en 1903, le Japon menant une guerre en Corée, il s’engage
avec enthousiasme. Enthousiasme dont se méfiait d’ailleurs son père, qui s’arrangea pour qu’il fut
affecté loin du front. Néanmoins, une double rencontre se produisit.

D’abord, avec la guerre. Il eut le spectacle du désordre et de la déliquescence morale des régions
en guerre, ce qui frappa son esprit imprégné des idées de pureté spirituelle qui dominent la région
des Kumano. Il eut surtout vent de la guerre moderne. C’est en effet à cette occasion, puis lors de
la guerre avec la Russes (1905) que fut mis au point le système des tranchées, avec barbelés et
mitrailleuses, dont l’Europe devait voir toute l’horreur neuf ans plus tard. La tactique japonaise
consistant à charger par vagues, on peut imaginer que ce spectacle de troupe fauchées acheva de lui
faire répudier l’idée de la guerre. Sans faire de déterminisme sauvage, on peut voir là une des
origines de sa réflexion sur la nature du guerrier, réflexion qui l’éloigna pour un temps de la
vague de nationalisme qui balayait un Japon euphorique de sa victoire sur les Russes, réputés
invincibles.

La seconde rencontre fut au contraire un contact avec la tradition guerrière propre au Japon. C’est
durant son service militaire qu’il commença vraiment un apprentissage systématique des arts
martiaux, en particulier du sabre. Il avait ainsi sous les yeux l’opposition entre deux époques, et
deux visions de la guerre, l’une dominée par le guerrier, et l’autre par le soldat. Or, à ce moment
précis se produisait au Japon une dangereuse confusion, qui tendait à assimiler les deux termes.

On voit déjà apparaître ce qui est une constante de l’histoire de Morihei : sa vie croise l’histoire
du Japon bien plus qu’elle ne la suit linéairement. C’est à nouveau ce qui va se produire lorsqu’il
rencontre Kumaguse Minakata. Cet homme avait vécu seize ans en Europe, et en était revenu avec des
idées considérées comme libérales. C’est cependant dans son action de préservation de la région de
Tanabe contre une industrialisation anarchique qu’il rencontra Morihei, à qui il transmit surtout
l’idée d’une compatibilité entre les pensées occidentale et japonaise.

La Tradition : Sokaku Takeda

Après divers essais de métier, Morihei prit la tête d’un groupe de familles qui allait fonder une
colonie pionnière à Hokkaido. Ce genre d’entreprise n’était pas rare, et les nouvelles terres
attiraient, le Japon se découvrant une soif nouvelle d’expansion. C’est dans cette île que Morihei rencontra un
homme tout droit venu du Japon médiéval, Sokaku Takeda. Né et élevé en Aizu, dernier fief à ce rendre lors de la
chute du Bakufu, il était un véritable guerrier des temps anciens. Entraîné dès l’enfance, allant de défit en
défit, laissant derrière lui morts, blessés et haines solides. Il avait dans ces combats forgé sa propre
technique, le Daito-ryu, art à mains nues procédant largement du jujutsu. Morihei se prit d’enthousiasme pour le
personnage, et fut un temps son disciple. On peut penser que c’est auprès de lui qu’il apprît vraiment un certain
nombre de techniques du jujutsu. On peut également penser que c’est là aussi qu’il vit les dangers d’une pratique
martiale sans frein. Sakaku était en effet obsédé par la crainte de ceux qui voulaient venger la mort d’un frère
ou d’un ami, et ses précautions confinant à la paranoïa faisaient de lui un homme violent et dangereux.

Cette fois encore, cette rencontre est double. D’une part, Sokaku constitue un lien entre la genèse de l’Aïkido
et les techniques martiales ancestrales. Mais de l’autre, elle eut sans doute un effet de repoussoir, forte
incitation à fonder la pratique des arts martiaux sur autre chose que la pure prouesse. Ce qui n’allait pas de
soi dans un pays grisé par ses victoires militaires.

L’Omoto-kyo et Onisaburo Deguchi

Troisième rencontre, après l’avenir et le passé, dirait-on. C’est une rencontre avec le présent de Morihei,
présent non seulement du Japon mais aussi de l’Asie en général, où commençaient à s’élaborer des synthèses entre
les pensées traditionnelles et les idées venue de l’occident (citons Gandhi et Sun Yat-sen comme exemples
extrêmes). Artiste génial, personnalité charismatiques et extravagante, gourou de l’Omoto-kyo, Onisaburo Deguchi
est indiscutablement de ceux-là. Morihei en entendit parler et rejoignit la secte au moment de son apogée, les années
1919-1921. Cette période était aussi un temps de crise personnelle pour lui, car il venait de perdre son père. Certains
biographes insistent sur le fait que la rencontre avec Onisaburo a probablement fait prendre conscience à Morihei d’un
certain vide spirituel de la pratique telle que lui avait enseigné Sokaku. Je ne suis pas sûr que ce soit aussi net que
cela : Morihei n’avait jamais répudié son allégeance au bouddhisme Shingon. Ce qui est sûr, c’est qu’il était fasciné par
l’extravagant Onisaburo. Si les dons divers attribués à ce dernier sont sujets à caution, il est sûr que son charisme et ses
prophéties millénaristes, insistant sur la nécessité du retour à un ordre plus calme, plus tourné vers la terre (une
constante des utopies naissant dans les premiers temps de l’industrialisation d’un pays) avaient un écho certain.
Néanmoins, il semble que la principal apport de cette période ait été de fournir un peu de stabilité à Morihei. Ai sein de
la secte, il se consacrait à la fois à l’agriculture, à son propre entraînement, et surtout à son premier dojo, l’académie
Ueshiba, destinée à former les pompiers, puis les milices de la secte. Il est intéressant de noter qu’il entraînait les
femmes aussi bien que les hommes, conformément aux principes de la secte, ce qui n’était pas courant dans le monde des arts
martiaux de l’époque. L’évènement le plus marquant de cette période, du point de vue de la formation de l’aïkido, est
probablement la rupture définitive intervenue avec Sokaku. C’est ainsi que la rencontre avec l’Omoto-kyo fut sans doute un
catalyseur, car elle permit à Morihei, libéré de la charge d’une communauté, de se consacrer en priorité aux arts martiaux.
C’est surtout par là qu’il se trouva entraîné dans l’aventure mandchoue, point d’inflexion de son itinéraire.

2) L’aventure mandchoue

Avec l’Omoto-kyo, Morihei s’était trouvé pris dans une agitation générale du pays. D’ailleurs, en tant qu’agitateur, Onisaburo commençait à être trouvé encombrant, et certains de se demander si on ne pourrait pas mettre ses talents au service de l’expansion japonaise hors de l’archipel. Ainsi naquit l’aventure mandchoue. Dans l’esprit de ses concepteurs, il s’agissait de l’utiliser pour gagner les populations mongoles de la mandchourie, crédules et superstitieuses. Onisaburo, qui se voyait bien en messie cosmique, inventa pour l’occasion le bouddhisme Omoto, et partit avec quelques compagnons. Le récit circonstancié de cet épisode importe sans doute peu. C’est d’ailleurs plus par ses vides que cette époque est fondamentale. Le premier vide est celui des blessure : malgré de nombreux échanges de coups de feu avec l’armée chinoise ou des brigans, Morihei, en première ligne, semble ne jamais avoit été blessé. il dit plus tard qu’il arrivait alors à anticiper le trajet des balles. Ce qui est certain, c’est qu’il se trouvait sans cesse pris dans des situations dangereuse, ce qui l’obligea probablement à appliquer pour sauver sa vie tous les principes qu’il avait appris. Le second vide est celui des rencontres. On sait qu’en atant de garde du corps d’Onisaburo, il corrigea quelques brutes. Mais aucune mention n’est faite de ses affrontements avec les pugilistes chinois, bien qu’on sache qu’il en a affrontés. Dans ce vide d’information réside à mon avis quelque chose d’extrèment important dans la formation de l’Aïkido. Morihei rencontrait en effet des formes martiales très circulaires, mettant en jeu des gammes de mobilité bien plus importantes que ce qu’il avait pu apprendre au Japon. C’était également un contact avec des arts martiaux fondés dans le Taoïsme. Plusieurs experts ont remarqué qu’àà la différence des formes les plus courantes de combat à mains nues au Japon, très linéaires, l’Aïkido par ses formes circulaires présentait des similarités frappantes avec la boxe chinoise traditionnelle, autrement dit un art hérité des techniques de Shaolin. Seulement, admettre une admiration pour un élément du la Chine contemporaine, pire, justifier un emprunt, était impensable dans un japon pénétré de sa supériorité en Asie. cela explique l’absence de rapports extérieurs. Cependant, cela n’explique pas le silence de Morihei sur ce point, alors qu’il semblait aimer à rapporter des anecdotes sur son parcours. Cette conjonction me fait dire que ces rencontres remirent en cause la conception que Morihei avait du combat, et commencèrent l’évolution vers la circularité des mouvements qui caractérise l’Aïkido.
Commencée en fanfare, cette expédition s’acheva dans le fiasco le plus complet, Onisaburo et les siens manquant de peu de se faire fusiller. Il ne se démonta pas pour autant. Morihei, lui, revenait plus affecté de l’expérience. Il est probable qu’elle elle contribua, en association avec les principes de non-violence de l’Omoto-kyo, à le dégoûter du nationalisme, et de la guerre, dont il avait ce coup-ci vu les ravages directement. Mais surtout, elle fut le lieu d’un certain nombre d’expériences mystiques (fut un temps où on parlait « d’états modifiés de conscience ») lors de périodes de jeûne, qui eurent pour principal effet une profonde insatisfaction à l’égard de sa pratique des arts martiaux, jusque-là fondés sur la force et la recherche de l’efficacité.

3) La marche à la guerre et le chemin de la paix

Avant la guerre

Alors que le Japon se préparait à la guerre, cette recherche nouvelle amenait Morihei vers la paix. La période commença pour lui par de long entraînements en solitaire, mais surtout culmina par une expérience qu’il qualifiait d’illumination, ou plutôt de satori. Après un combat contre un officier armé d’un sabre, qu’il était parvenu à maîtriser sans dommage, il eut l’impression de se confondre avec l’univers tout entier. Je tiens à souligner qu’au vocabulaire près, le contenu de cette expérience est la même chez la quasi-totalité des mystiques occidentaux met orientaux. Toujours est-il qu’àprès cette expéreince, son style évolua en direction d’un assurance lors des combats qui lui valut d’attirer l’attention des autorités. Il fut par deux fois prié de venir enseigner son art dans la capitale, et le gouvernement lui versait un saliare conséquent à cet effet. Cela lui permit de se consacrer entièrement à la mise au point de nouvelle techniques, et ses disciples font état de scéances d’entraînement improptue à toute heure, tant il était impatient de leur montrer ses trouvailles. Outre son propre dojo, il entrainait alors une société d’arts martiaux fondée par l’Omoto-kyo, les élève de l’école navale et de l’école d’espionnage. C’est à cette période que Jigoro Kano, fondateur du judo, vint lui rendre visite et exprima son admiration pour le travail de Ueshiba. il semble établi qu’il lui envoya certains de ses meilleurs élèves, ce qui est assez étonnant de la part d’un intellectuel cosmopolite, à l’opposé du mystique Morihei. Il est assez intéressant de voir que c’est à peu près à ce moment-là que les différentes biographies que j’ai pu consulté se réfugient avec un bel ensemble dans le registre du purement factuel, comme s’il ne devenait plus possible d’appréhender l’évolution de Morihei. Je vais donc à partir de maintenant devoir essayer de lire entre les lignes.

Morihei disposait de protecteurs puissants, dont un certain nombre de ses élèves, qui le protégèrent quand l’Omoto-kyo fut dissous, sa doctrine convenant peu à un Japon de plus en plus clairement expansionniste. Toujours est-il que Morihei était l’objet d’une reconnaissance officille, au point d’être invité à faire une démontration au palais impérial. Il semble cependant que Morihei ne se soit pas beaucoup préoccuppé de la montée d’un nationalisme de plus en plus virulent, bien qu’il s’inquiétât du fait que les militaires auxquels il enseignait étaient plus intéressés par la capacité de destruction de ses techniques qu’au message de paix qu’il tentait de leur transmettre par l’aïki-budo. Il considérait déjà le budo comme un instrument de paix, et étai à cet égard complètement à contre-courant des idées de cette époque, au Japon et ailleurs (qu’on pense à la fièvre nationaliste qui entoura le jeux olympiques de Berlin).

La guerre

J’ai de plus en plus restreint ma perspective à la vie du Fondateur lui-même. C’est qu’à partir de l’échec de l’expédition mandchoue, les facteurs personnels deviennent plus important que les facteurs historiques généraux dans la constitution de l’Aïkido. Cependant, ces derniers se retrouvent puissamment exprimés dans le décalage existant entre Morihei et nombre de ses élèves, avant la guerre et jusqu’à son départ pour Iwama en 1942. En effet, Morihei parlai envers et contre tout de paix à un public d’hommes jeunes attirés par l’aspect martial et traditionnel des arts martiaux, et surtout par la réputation d’invincibilité de Morihei (je ne me ferai pas ici l’écho des innombrables anecdotes portant sur ces combats, le seul point pertinent étant que plus l’époque avance, plus l’accent est mis sur le fait que Morihei parvenait à maîtriser ses adversaires sans que ceux-ci sachent comment).

Il s’inquiétait plus de la montée de la violence aveugle dans les rangs de l’armée, et de la fascination de celle-ci pour la guerre moderne, meurtrière, alors qu’il condamnait le meurtre, fut-il le résultat d’un affrontement entre soldats de nations ennemies. Et effectivement, la guerre tourna rapidement au carnage, ce qui l’affecta au point qu’en 1942, il démissionna de toutes ses fonctions, et se rendit sur un domaine qu’il avait acheté à Iwama. Il fut très malade à cette époque. John Stevens reprend l’idée qu’il ressentait profondément les souffrances du pays tout entier. je souscris à cette explication, mais je voudrais également souligner la défaite personnelle et le chagrin qui durent l’affecter. Défaite personnelle car tout son art tourné vers la paix, la reconnaissance dont il disposait n’avaient pu empêcher cette guerre. Une tristesse profonde dût aussi résulter du fait que parmi les officiers qui menaient cette guerre, et y mourraient, se trouvaient nombre de ses élèves.

À Iwama, il se consacra à l’édification d’un sanctuaire de l’Aïki, et à une nouvelle transformation de son art martial. De cette période de remide en question, qui semble anticiper celle que connaîtra le pays, émergea l’Aïkido proprement dit.

Auteur : Mathieu Perona

Mathieu.Perona@ens.fr


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