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Parmi les nouveautés 2019 au PAC, nous avons accueilli cette année une proportion élevée de nouvelles pratiquantes. Dans un monde des arts martiaux qui manque cruellement de parité, c’est une très bonne nouvelle. Pour la première fois de mon parcours, je peux pratiquer à égalité avec des femmes et des hommes [1]. J’en profite donc pour livrer quelques remarques faites à l’occasion de la pratique.
Un avertissement pour commencer : je ne suis pas spécialiste des questions de genre, seulement sensibilisé à ce sujet, et je n’enseigne que très occasionnellement. Tout ce qui va suivre sont donc des considérations personnelles à prendre avec tout le recul nécessaire. Je n’ai pas pris le temps d’aller me documenter longuement sur ce qui a déjà été écrit sur la question. Je relève seulement que la FFAB s’est dotée d’une Commission nationale féminine dont le lecteur pourra aller consulter le travail (et participer aux stages).
Dans ce qui suit par ailleurs, les notes apportent des précisions destinées aux personnes déjà sensibilisées aux problématiques de genre. Les autres lecteurs peuvent les ignorer [2].
La pratique de l’aikido implique un degré élevé de contact et de contrôle physique. En termes de genre, deux éléments entrent en jeu dans la manière dont nous vivons cette expérience : d’une part les différences morphologiques moyennes entre hommes et femmes, et d’autre part les différences dans la manière dont les deux genres sont éduqués à gérer le contact et la confrontation physique.
« Je pense que le plus important pour les femmes est de comprendre que le manque de force physique n’est pas vraiment une faiblesse. Cela peut devenir un avantage. Je ne suis pas fort physiquement, mais j’utilise mon agilité et ma perception pour surmonter les obstacles et travailler avec des gens costauds. C’est dans cette optique que les femmes devraient pratiquer. »
Maître Tamura
Source : Manuel du pratiquant FFAB, voir aussi les p. 25 et 26 sur l’aikido et les femmes.
Pour des raisons liées à une sélection tant naturelle que sociale, les femmes ont une morphologie qui diffère de celle des hommes : elles ont des seins plus développés, des hanches plus larges et un haut du corps plus léger, ce qui conduit à un centre de gravité un peu plus bas que celui d’un homme de même taille.
Cette liste n’est pas complète : on pourrait y ajouter une répartition différente de la masse graisseuse, ou une plus faible densité des fibres musculaires, mais cela n’a à mon sens que peu d’impact sur la pratique. Il me semble plus intéressant de se pencher quelques lignes sur la différence de répartition du poids. Une partie est liée à la sélection naturelle : les femmes ayant un bassin plus large ont été, pendant des millénaires, moins susceptibles de mourir en couches, transmettant ce trait à leurs filles. Une partie est liée à une norme sociale : les canons de beauté masculins actuels valorisent le développement des muscles du haut du corps (pectoraux, bras, épaules), ce qui conduit beaucoup d’hommes à augmenter la densité et le poids du haut de leur corps comparativement aux femmes. Ce constat, très simplifié, illustre bien la manière dont les différences morphologiques influencent la pratique et l’apprentissage des femmes : le plus souvent, l’écart avec les hommes ne résultera pas d’une différence morphologique en soi, mais de la manière dont cette différence a été construite pour signifier quelque chose de différent selon qu’on est un homme ou une femme.
Un exemple : nikyo et sankyo se terminent habituellement par une immobilisation où on fixe le bras du partenaire en travers de sa poitrine. Mécaniquement, la poitrine des femmes n’est pas un obstacle : lorsque le mouvement est bien effectué, le bras du partenaire est pratiquement vertical, la main vers l’extérieur de la personne réalisant l’immobilisation, et le pratiquant immobilisé a d’autres préoccupations que des gestes déplacés. Il n’en demeure pas moins que cette technique demande aux femmes d’accepter un contact direct sur une partie de leur corps qu’elles ont été éduquées à protéger particulièrement. J’ai vu plusieurs fois chez des partenaires femmes des mouvements de recul ou de tension immédiate face à un partenaire ou un enseignant disant : « Maintenant, tu mets son bras sur ta poitrine ». Prise hors contexte, cette phrase a une charge érotique que la sanctuarisation de l’espace du dojo ne suffit pas toujours à désamorcer efficacement. Dans mon propre enseignement, je tâche ainsi de repérer ce genre de piège, en disant par exemple dans ce cas : « Maintenant, tu mets sa main contre ton épaule », le résultat physique étant le même (le bras se retrouve bloqué contre la poitrine), mais sans activer de représentations sexuelles parasites.
La différence de taille et de poids agit à mon sens de la même manière. Le fait d’être plus petites et plus légères que beaucoup de partenaires masculins ne place pas les femmes dans une situation différente de celle des hommes de même stature (je suis moi même de taille assez moyenne et plutôt léger). Est-ce que cela conditionne leur apprentissage d’une manière différente de celle des hommes ? Oui, selon moi. Dans mon expérience d’aikido, ma manière de gérer des partenaires plus grands et plus lourds a été de réduire les distances, d’être encore plus au contact que je ne le serais avec des partenaires de ma corpulence. Or, si le contact rapproché entre hommes reste vu avec suspicion dans certains milieux [3], les femmes font généralement face à une réticence sociale plus générale à des contacts rapprochés avec des hommes. Hors du cadre du dojo, ce type de distance est inhabituel, synonyme de rapport soit d’agression, soit de séduction. Leur réflexe d’éloignement a par conséquent été socialement renforcé, et vient s’opposer à l’instruction consciente de passer au plus près du partenaire. Il s’agit donc d’un obstacle particulier à leur apprentissage des bonnes distances, que les enseignants peuvent expliciter et formaliser.
Au-delà de la charge sociale des différences morphologiques, les femmes font à mon sens face à des obstacles sociaux qui leur sont propres dans l’apprentissage de l’aikido.
Le plus évident est l’usage de la force physique. Si l’aikido cherche à éviter l’opposition physique, le recours à un degré de mobilisation musculaire est nécessaire pour administrer le bon niveau de contrainte lors de la réalisation d’une technique ainsi que pour donner au partenaire une attaque qui permettra le développement d’une technique correcte. Or, les femmes font face à une condamnation sociale de la confrontation physique nettement plus forte que celle qui s’applique généralement aux hommes. Si sur nos élèves débutants masculins l’apprentissage de l’attaque passe d’abord par celui de la mobilisation de l’ensemble du corps dans l’attaque, chez les femmes il me semble que nous devons presque toujours surmonter un obstacle préalable, celui de l’engagement dans l’attaque elle-même. Plus que les débutants, les débutantes ont, me semble-t-il, tendance à effectuer des saisies du bout des doigts, ou à arrêter leurs atemis en-deçà du point d’impact.
Récemment, j’ai aussi remarqué une différence d’attitude. Notre société valorise chez les femmes une démarche légère, aérienne, et plus de solidité chez les hommes. Nous retrouvons cela sur les tatamis : beaucoup de débutants manquent de mobilité, tandis que chez les débutantes, je vois plus de difficultés liées à la stabilité des appuis, qui ne sont pas assez fermes. Je pourrais probablement ajouter de nombreux autres exemples, comme l’effort supplémentaire demandé aux femmes pour ouvrir les épaules en garde ou en seiza, mais à ce point, vous pourrez probablement les repérer vous-mêmes.
Sur la durée, il me semble que ces éléments s’estompent au bout d’un ou deux ans de pratique. Cela ne signifie toutefois pas que les deux genres se retrouvent à égalité. Au-delà de la maternité, qui impose des interruptions de pratique assez longues, le travail domestique - qui se fait souvent aux horaires des cours d’aikido - pèse toujours plus lourdement sur les femmes que sur les hommes, ce qui limite leur capacité à pratiquer avec le degré de fréquence et d’intensité attendues pour l’accès aux grades plus élevés. Sur ce sujet, l’enseignant est plus démuni, puisqu’il a partie liée à l’organisation des journées de travail dans l’ensemble de la société.
Si j’ai par construction insisté sur la manière dont les normes de genre pèsent sur les femmes, il convient d’être également attentif à leur effet sur les hommes. Dans la pratique avec les femmes lorsqu’on est un homme, ces normes viennent rendre plus difficile la bonne évaluation du degré d’engagement et de contrainte à employer dans les techniques. Même conscient de tout ce que j’ai dit plus haut, je me prends régulièrement à faire preuve de plus de retenue face à une pratiquante femme qu’à un homme de corpulence similaire, ce qui est dans bien des cas une faute de ma part, puisque je donne moins à ma partenaire la possibilité de progresser.
Bien évidemment, cet article est écrit de mon point de vue d’homme, et il y certainement des aspects qui m’ont complètement échappé. J’ai délibérément laisse de côté les possibles questions de relations de pouvoir : est-ce que les hommes prennent moins au sérieux les pratiquantes à niveau égal ? Je n’en sais rien, et ma propre expérience est certainement biaisée par le fait d’avoir eu longtemps une enseignante parmi mes premiers professeurs. Femmes et hommes, il nous serait utile d’avoir vos témoignages et expériences, soit dans les commentaires de cet article, soit par mail.
[1] Pour la pratique avec les débutant.e.s tout au moins. Pour les plus gradé.e.s, c’est moins possible pour des raisons sur lesquelles je reviendrai plus loin dans ce billet.
[2] C’est évidemment un signe que cet article soit écrit par un homme blanc cishétéro. Pour certaines, cet article apparaîtra comme une longue mecsplication, je les prie de m’en excuser : je pense néanmoins utile d’expliciter certaines choses.
[3] Il y a là à mon sens un des ressorts de la faible diffusion de l’aikido dans les milieux populaires : l’aikido limite la valorisation de la force physique et de la confrontation, qui y sont des marqueurs de la construction de l’identité masculine, et suppose des contacts hors d’un cadre de confrontation.
1 Message
12:25
Il ne faudrait surtout pas que les femmes tentées par la pratique de l’aïkido deviennent hésitantes après une lecture trop rapide de cet article.
Fondamentalement, de part les principes qu’il met en œuvre et les ressources qu’il mobilise, l’aïkido est un art d’essence féminine dans lequel, de la façon la plus naturelle qui soit, les femmes peuvent se sentir tout de suite à l’aise.
Cette affirmation n’est pas qu’une vue de l’esprit. Pratiquant beaucoup avec les débutants et débutantes, j’ai pu remarquer que, dans une même tranche d’âge, celles-ci intégraient beaucoup plus rapidement que leurs collègues masculins certains principes et certaines techniques.
Par exemple elles auront beaucoup moins tendance à se déplacer en posant d’abord le talon au sol et très vite sauront se déplacer en posant d’abord l’avant du pied, ce qui permet légèreté, rapidité et mobilité. De même, alors que beaucoup de débutants ont tendance à effectuer la rotation dans le mauvais sens sur des mouvements comme shiho nage, les femmes ne s’enferrent pas dans leur erreur et, sans doute à cause d’une perception différente de l’espace et de l’environnement, arrivent beaucoup plus rapidement à effectuer correctement le déplacement.
De ce qui précède on pourrait conclure que les femmes ont vocation à devenir meilleures que les hommes et à servir d’exemples. A condition bien sûr de vaincre les obstacles psychologiques du départ et les obstacles sociologiques, et d’arriver à la parité dans la pratique. Mais ce but à atteindre serait au bénéfice de tous !
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